2. L’espace.

L'accès à l'art dans l'école

Les implications matérielles de l’art dans l’école

Le sujet d’espace sous l’angle de l’accessibilité de l'art dans les écoles s’étant à de nombreux domaines. Il ne se limite pas à une simple question matérielle ou logistique : il interroge aussi la place symbolique que l’on accorde à l’éducation artistique dans le cadre scolaire. Par "espace", on entend à la fois la place dans les emplois du temps, l’espace physique dédié à la pratique artistique (salles, matériel). L'art, bien qu'inscrit dans les programmes scolaires, peine encore à se faire une véritable place au sein de l’école primaire, tant sur le plan institutionnel qu’au quotidien dans les classes. 


On retrouve deux axes principaux - les implications matérielles de l’art qui jouent un rôle sur le dit accès et par la suite les inégalités autour de l’art. 

Pour traiter ces implications matérielles existantes, nous allons considérer trois fils conducteurs : le premier étant la nécessité d’une implication de la part des enseignants afin de pouvoir rendre accessible les cours de l’art au sein des écoles. Le deuxième étant les conditions matérielles de l’enseignement qui empêchent ou rendent accessible l’art. Enfin, le coût de l'accès à l'art est une question de grande importance. 

a) L’implication des enseignants

Le constat premier qui en ressort est l’importance d’une nécessité d’implication de la part des enseignants afin de pouvoir enseigner efficacement l’art au sein des écoles. Comme l’a bien résumé Guillamit, artiste français depuis 20 ans (graphic designer, illustrator), :  "L'accès à l'art dépend de la motivation des enseignants et il existe des inégalités entre les écoles." Le manque de temps pour l’enseigner lié à cette implication, ainsi que l'idée que "L'art est parfois perçu comme moins important que les matières académiques traditionnelles." [Guillaumit], le rôle des enseignants peut empêcher ou faciliter l'accès à l’art. Ces points peuvent créer une inégalité au sein des écoles qui peut se former selon à la fois l’implication des professeurs mais également les contraintes de temps. 

ll faut former des enseignants capables de susciter le désir d’apprendre, pas juste de transmettre [...] La pédagogie ne s’improvise pas, elle se réfléchit et se construit.

Philippe Meirieu

b) Les conditions matérielles de l'enseignement

Les conditions matérielles de l'enseignement jouent un rôle important en ce qui concerne l'accès à l’art dans les écoles. En effet, en réalisant nos entretiens sur le terrain, un sujet nous est revenu à plusieurs reprises : les enseignants se retrouvent en manque de matériel nécessaire pour réaliser les cours de l’art. Pour pouvoir enseigner l’art efficacement, une implication du côté des enseignants est nécessaire. Cette implication s'étend également sur le côté financier – souvent, lorsque les écoles manquent de matériel artistique, le coût de l’achat de ces derniers tombe sur les enseignants. Comme l’a résumé Jessica Duprat Allan, Ancienne Enseignante pendant 15 ans en primaire et directrice en maternelle, même s’il existe un vouloir d’enseigner de l’art aux élèves, certains profs n’en ont pas les moyens financiers pour alléger le manque de matériel au sein des établissements scolaires.

Après, dans les techniques et tout, problème de financement, de matos. En fait, on revient toujours sur les mêmes outils. On utilise toujours la même chose avec les gamins. La peinture qui coûte pas cher, le pinceau basique. Ça, j'adorais, mais je n'avais pas les ressources financières pour le faire.

Jessica Duprat AllantAncienne enseignante et directrice d'école maternelle

c) Le coût de l’accès à l’art

Enfin, pour fermer la boucle de notre axe portant sur l’accessibilité de l’art, nous considérerons le coût de cet accès, et au sens plus large, à la culture, qui peut être éliminatoire selon les moyens des établissements. Nous considérerons également la manière dont l’art est perçu comme une matière qui ne rapportera pas d'argent en tant que métier, ce qui entraîne l'idée au sein des écoles qu’il est moins important comme matière. Pour commencer, nous pouvons résumer les idées d’Ivan Illich, qui appellent à créer des réseaux d’apprentissage alternatifs, souvent plus accessibles et moins coûteux. Ceci dénonce également le coût caché de l’école car ceci légitime les inégalités économiques en les faisant passer pour de l’échec personnel.  


Du côté de l’importance donnée à l’art, nous avons constaté qu’en posant des questions à Sophie Young, remplaçante des profs, par rapport aux métiers artistiques, ces derniers sont perçus comme “comme moins importants parce qu'elles ne rapportent pas d'argent." Sophie Young, Remplaçante des profs. Sophie a répondu également directement à la question de l’importance donnée à l’art lors de notre entretien : "Je pense que dans la société, et ça, ce n'est pas que les enseignants, mais du coup, les enseignants sont dans la société, les arts sont moins bien considérés parce que quand on fait de l'art, quand on fait des études d'art, ce sont des boulots qui rapportent beaucoup moins d'argent. On ne palpe pas d'argent quand on fait de l'art." 

À l'école, on reçoit un budget municipal, mais on l'utilise entièrement pour fournir le matériel scolaire aux élèves, car le quartier est défavorisé. Il ne reste donc rien pour le reste. On a aussi une coopérative scolaire alimentée par une cotisation des parents, mais c'est variable. Elle sert surtout en maternelle pour des achats liés à l'art ou pour financer des sorties, puisque les coûts ont augmenté et que le budget municipal ne suffit plus.  

Jessica Duprat AllantAncienne enseignante et directrice d'école maternelle

  Dans certains quartiers, les enseignants savent qu'ils doivent redoubler d'efforts pour l'accès à la culture, car beaucoup d'enfants ne vont jamais au musée, au théâtre ou au cinéma. Le coût reste un frein, même si Bordeaux propose de nombreuses offres culturelles. Comme l'école est gratuite, on ne devrait rien faire payer aux familles, mais sans financement municipal ou coopérative, certaines écoles ont très peu de moyens pour organiser ces sorties.  

Sophie YoungEnseignante remplacante en école primaire

Et maintenant, quand tu veux faire une sortie, le prix des bus, c'est juste inadmissible.

Jessica Duprat AllantAncienne enseignante et directrice d'école maternelle

Les inégalités d’accès à l’art

a) Les inégalités géographique d’accès à l’art

 Depuis des décennies, les politiques culturelles françaises s’efforcent à démocratiser l'accès à l’art pour les enfants. Pourtant, nous sommes forcés de constater que cette promesse reste largement insuffisante et inégalitaire, notamment en fonction des territoires. Les grandes villes concentrent les musées, les théâtres et tout type de centre culturel, etc. Tandis que les zones reculées/ rurales, les petites et moyennes villes peinent à organiser des visites dans des expositions ou musées.
Selon une étude du Ministère de la Culture publiée en 2023, plus de 70 % des équipements culturels nationaux se trouvent en Île-de-France et dans les principales métropoles. Dans certaines zones rurales, l’offre culturelle est quasi inexistante, obligeant les écoles si elles le veulent et peuvent à parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour assister à un spectacle ou visiter un musée.

L'accès à l'art dépend de la motivation des enseignants et des écoles et il existe des inégalités entre ces écoles.

GuillaumitArtiste

La question de l’accès à l’art est loin d’être seulement « esthétique ». Elle touche également à l’égalité des chances, à la capacité à s’émanciper, à comprendre la société qui nous entoure. Dans une société où les inégalités économiques et sociales se creusent, l’inégalité culturelle devient un symptôme de plus et un facteur aggravant.

 Les écoles n'ont pas toujours le budget nécessaire pour des projets artistiques ambitieux

GuillaumitArtiste

b) Les inégalités socio-économique d’accès à l’art

Malgré les nombreux dispositifs de gratuité ou de tarifs réduits mis en place depuis plusieurs années, le coût reste un frein majeur à la consommation culturelle. En 2022, une étude du Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du Ministère de la Culture révélait que les 20 % les plus aisés consacrent cinq fois plus d'argent aux pratiques culturelles. 


Cela s’applique également aux transports, les écoles se trouvant dans les zones les plus “rurales” se voient souvent dans l’impossibilité de proposer des activités culturelles extrascolaires dû à un manque de financement.

Des fois, on demande une participation aux parents pour les sorties, et on ne devrait pas, parce que l'école devrait être gratuite.

Sophie YoungEnseignante remplaçante

 À cette inégalité de revenus s’ajoute une inégalité de capital culturel. En effet dès le plus jeune âge, les enfants des milieux favorisés “baignent” dans un environnement propice à la découverte artistique : livres à la maison, discussions sur l’art, sorties plus régulières, inscriptions à des cours de musique ou de théâtre.

À l’inverse, les familles en difficulté financière ou issues de milieux populaires rencontrent plus d’obstacles. Cela pose un vrai problème dans le monde actuel car l'art n’est pas seulement une distraction. Il est un vecteur de compréhension du monde, de débat, d’ouverture. Le limiter, du moins son accès, cela revient à priver une partie de la population d’un droit fondamental.

c) Pierre Bourdieu et la reproduction des inégalités sociales

 L’accès à la culture ne repose pas uniquement sur la question des moyens financiers. D'après le Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation, les ménages les plus riches consacrent jusqu’à cinq fois plus de dépenses à la culture que les ménages les plus modestes.

Pour Pierre Bourdieu, sociologue majeur du XXe siècle, démontre que les inégalités sociales d’accès à la culture et à la réussite scolaire sont bien plus profondes. Selon lui, l’argent ne fait pas tout : ce qui compte, selon lui, c’est surtout ce qu’il appelle le capital culturel. Il s’agit de l’ensemble des savoirs, des goûts, des compétences et des habitudes culturelles que l’on acquiert, souvent dès l’enfance, dans son milieu social. On comprend ainsi qu'un enfant dont les parents lisent, visitent des musées, écoutent de la musique classique ou connaissent les codes des institutions culturelles, grandira avec un sentiment de légitimité face à l’art. À l’inverse, un enfant de milieu populaire peut intérioriser l’idée que "ce n’est pas pour lui", même si l’accès est gratuit.

Bourdieu suppose donc que les enfants issus de milieux favorisés maîtrisent naturellement les codes scolaires (langage, références, attitudes) et réussissent mieux. Ce capital culturel n’est pas transmis par l’école, mais par la famille, l’école ne fait que le récompenser.
Dans son œuvre, "La Distinction - 1979", Bourdieu montre que les goûts artistiques ne sont pas neutres : ils sont socialement construits. Ce qu’on considère comme du “ bon goût “ correspond en réalité à une culture dominante, celle des classes supérieures, imposée comme référence.

Résultat, l’école, censée être un lieu d’égalité, devient malheureusement un puissant mécanisme de reproduction des inégalités sociales. Ceux qui maîtrisent déjà ces codes réussissent mieux, tandis que les autres sont mis en difficulté. Aujourd’hui encore, les constats de Bourdieu résonnent avec force. Malgré les politiques d’éducation prioritaire, les dispositifs de médiation culturelle ou les efforts pour “démocratiser” la culture, les inégalités restent très marquées.

Les élèves des zones rurales ou des quartiers populaires réussissent globalement moins bien que ceux issus des centres urbains riches. Le niveau d’études des parents reste un facteur déterminant du parcours scolaire de leurs enfants. Enfin, le tri scolaire précoce - à travers les filières, les options ou les choix d’orientation - enferme souvent les élèves dans des trajectoires conformes à leur origine sociale.

Aujourd’hui encore, les constats de Bourdieu résonnent avec force. Malgré les politiques d’éducation prioritaire, les dispositifs de médiation culturelle ou les efforts pour “démocratiser” la culture, les inégalités restent très marquées. Les élèves des zones rurales ou des quartiers populaires réussissent globalement moins bien que ceux issus des centres urbains riches. Le niveau d’études des parents reste un facteur déterminant du parcours scolaire de leurs enfants. Enfin, le tri scolaire précoce - à travers les filières, les options ou les choix d’orientation - enferme souvent les élèves dans des trajectoires conformes à leur origine sociale.

 L'école valorise les codes culturels des classes favorisées, et attend que les élèves les maîtrisent - sans jamais les enseigner explicitement.

Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu met en évidence une réalité troublante : l'école, bien qu'érigée en symbole d'émancipation, contribue activement à reproduire les inégalités sociales, en les dissimulant derrière l'illusion du mérite.